Table des matières

Géométrie(s)   2024_2025 20241122

Présentation   20241122

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Michel Damiens
mail : michel.damiens@gmail.com
site web : utl.manthano.fr

Dates des cours : 22 nov, 13 déc, 20 déc, 17 jan, 31 jan, 14 fev, 4 mars, 28 mars, 11 avr

Ce dont nous allons parler, la géométrie, fait partie de cette « série » que je développe depuis plusieurs années, intitulée Le sens des mathématiques.

Après avoir abordé l’an dernier la question qu’est-ce qu’un nombre ? nous nous intéresserons cette année à différentes méthodes mises en œuvre pour représenter l’espace, ce qui, en généralisant, nous amènera à nous poser les questions : qu’est-ce qu’un espace ? et qu’est-ce qu’une géométrie ?

The Faustian Offer

Algebra is the offer made by the devil to the mathematician. The devil says: “I will give you this powerful machine, and it will answer any question you like. All you need to do is give me your soul: give up geometry and you will have this marvellous machine.”

. . . the danger to our soul is there, because when you pass over into algebraic calculation, essentially you stop thinking: you stop thinking geometrically, you stop thinking about the meaning.

Sir Michael Atiyah

Evolution du cours

Le point de vue historique

Euclide Al Khwarizmi Descartes.jpg
Depuis quelques années nous avons abordé les mathématiques d’un point de vue historique. Á travers leur développement depuis le VIème siècle av. J.-C. nous avons rencontré tout d’abord les différents concepts géométriques qui ont été élaborés et les questions qui se sont posées relativement à la notion de nombre, question dont nous avons approfondi différents aspects l’an dernier. L’apparition de l’algèbre chez Diophante au IIIème siècle puis au IXème siècle avec Al-Khwarizmi nous ont amené à la géométrie analytique de Descartes au début du XVIIème siècle. Tout ceci culminant lors de la « révolution scientifique du XVIIème siècle (Galilée, Fermat, Leibniz, Newton, ...) dans ce qu’on appelle alors l’analyse.

le point de vue thématique

Mathématistan.jpg
L’an dernier, dans le cours intitulé « Qu’est-ce qu’un nombre ? », j’avais commencé à abandonner ce point de vue historique montrant la construction et l’évolution des concepts mathématiques au cours de cette période, pour orienter notre réflexion vers une conception plus « thématique ».
Et cette année, je vais poursuivre en abordant la géométrie, en proposant comme titre « Qu’est-ce qu’un espace, qu’est-ce qu’une géométrie » afin d’insister sur le côté problématique du concept de géométrie. Il ne s’agira pas le plus souvent de la géométrie que l’on apprend au collège et au lycée (qui correspond grosso-modo à la géométrie grecque) mais à l’ensemble beaucoup plus vaste des questions, concepts et techniques qui ont été développés dans ce domaine jusqu’à nos jours.
Nous allons essayer de partir de questionnements actuels, liés en particulier aux développements actuels résultant de la révolution des géométries non-euclidiennes et aux différents problèmes rencontrés en physique.

Comment voit-on le monde ?

Ce sens des mathématiques nous pouvons l’illustrer en géométrie à travers un certain nombre d’exemples pris dans les domaines du dessin et de la peinture qui vont me permettre d’introduire les idées que nous allons aborder :

La préhistoire

dessins préhistoriques Afrique du Sud.jpg
Lascaux.jpg

Les dessins d’enfants

dessin d'enfant.png
Le petit enfant qui dessine ne représente pas ce qu’il voit, mais ce qu’il sait : par exemple, le cavalier a deux jambes et deux yeux visibles, le chien a quatre pattes, ...
La représentation du réel est liée à la connaissance, pas seulement à l’observation.

La peinture au Moyen-Àge

Le livre de chasse de Gaston Phébus.jpg
Avant l’apparition de la perspective au XVIème siècle, les personnages importants étaient représentés plus grands que les autres, même s’ils étaient au second plan. Cela dénote une symbolisation du réel en en utilisant certaines caractéristiques (ici le rang social) pour en faire ce qui va être l’objet du travail pictural.
On peut d’ailleurs noter que l’invention de la perspective, qui met en œvre une autre technique de représentation, va correspondre aux débuts de la révolution scientifique (Copernic, puis Galilée, ...) et de l’ascension de la classe bourgeoise (qui va financer les artistes) vers le pouvoir. Le traitement symbolique du réel reflète ici le décentrement « humaniste » du point de vue social qui se reflète au niveau technique dans la perpective où le centre devient le point de vue de l’homme.

Le cubisme

Picasso _ Jeune fille à la mandoline.jpg
L’utilisation de formes géométriques a remplacé des techniques telles que la perspective et l’ombrage.
L’image ci-contre représente le tableau de Pablo Picasso intitulé Fille à la mandoline (1910)


Guillaume Apollinaire rédige quelques définitions pertinentes du Cubisme dans son livre paru en 1913 et intitulé Les peintres cubistes :
● « ce qui différencie le cubisme de l’ancienne peinture, c’est qu’il n’est pas un art d’imitation, mais un art de conception ... »
● « [le cubisme] est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de connaissance ».
● Le cubisme veut « afficher la matérialité de la peinture et s’affirme comme un langage de signes ».
● Pour Apollinaire, le cubisme est un mouvement pictural qui renouvelle radicalement l’art en présentant une vision intérieure du monde, où la perspective linéaire traditionnelle est détruite pour exprimer la multiplicité des points de vue et le perpétuel mouvement des choses.

Conclusion

RSI noeud borroméen.jpg
Ce qui précède témoigne d’une activité humaine consistant à essayer de représenter le réel ou la réalité.
Les mathématiciens mettent en œuvre de manière systématique et plus ou moins consciente ce processus de symbolisation du réel ; ils construisent des outils qui permettent, à travers leur imaginaire, de construire des représentations du réel sur lesquelles ils peuvent travailler.
Le psychanalyste Jacques Lacan représente par un entrelac borroméen cette inter-dépendance du réel, de l’imaginaire et du symbolique caractéristique selon lui de la réalité psychique

Qu’est-ce que la géométrie ?

L’intuition euclidienne

éléments d'Euclide Gauss Bolyai Lobathevsky.jpg
Notre « intuition euclidienne » du monde qui nous entoure est probablement héritée des anciens primates dont le système de contrôle moteur a été modelé depuis 30 à 40 millions d’années. Le terme géométrie désigne étymologiquement la mesure de la Terre, ce qui généralise cette origine dans le rapport à l’environnement dans lequel nous évoluons.
Le coup de génie des mathématiciens grecs a été de traduire ce modèle du réel que notre cerveau avait construit en un système d’axiomes et de théorèmes, en particulier dans les Élements d’Euclide au IIIème siècle av. J.-C.
Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, même si certains mathématiciens commencent à mettre en doute son « universalité », la géométrie euclidienne restera le cadre dans lequel se déroulent toutes les mathématiques et même la physique (les Principes mathématiques de la philosophie naturelle de Newton sont rédigés dans ce cadre).
Ce modèle euclidien ne sera véritablement battu en brêche qu’à partir de la première moitié du XIXème siècle avec Gauss suivi par Bolyai et Lobachevski.

Michel Serres : les origines de la géométrie

Michel Serres Les origines de la géométrie.jpg

Que mesure la géométrie ?
Par son nom ou son titre, elle prétend mesurer une terre, en effet. Laquelle ?
Une terre sans trace ni marque
... la géométrie écrit une langue universelle qui ne grave ni ne trace aucune marque sur aucun support, puisque nulle figure sur lui montrée ne saurait correspondre à celle qu’en vérité elle mesure et démontre.

De la nature à la culture ou de l’objectif au collectif
« tu oublies que l’égalité géométrique règne, toute-puissante, parmi les dieux comme parmi les hommes. Tu penses qu’il faut s’efforcer de l’emporter sur tous les autres : parce que tu oublies la géométrie », tonne Socrate contre Gorgias (507e-508a), jeune cadre dynamique, frais sorti des familles et des Écoles, loup assoiffé de pouvoir sanglant, vaniteux, concurrentiel, et lui montre la surprenante équivalence entre la géométrie et l’égalité.
Pas de science sans constance, sans le signe égal. Pas de connaissance sans une invariance. Or cette notion et cette opération équivalent aussi et encore à l’ordre, à la justice, à l’harmonie, au lien social. L’égalité conditionne la communauté. Ceux qui optent en faveur de l’invariance votent pour l’ordre social.

La forme et la mesure

formes et mesures Pythagore Thales perspective.jpg
Dès l’origine, dans les mathématiques grecques, la question de la relation entre forme et mesure se pose à travers les théorèmes de Thalès et de Pythagore.
La formalisation de la perspective aux XVIème-XVIIème siècle pose à nouveau ce problème, en terme de non-conservation de la mesure.
Interprétation en terme de transformations et de groupes de transformations ; Caractérisation de la géométrie par les invariants (Felix Klein).
Les espaces non métrisables et la topologie.

Nous allons donc parler de géométrie(s)

De La géométrie

mathématiciens ayant tenté de démontrer le cinquième postulat d'Euclide.jpg
Quand on parle de géométrie, la plupart du temps, on a en tête la géométrie apprise à l’école, c’est à dire la géométrie eulidienne avec ses figures planes ou dans l’espace et ses transformations (symétries, rotations, ...). L’origine et l’importance de cette géométrie proviennent du fait que c’est à partir des débuts de l’activité mathématique humaine qu’ont été développées des méthodes permettant de décrire notre environnement spatio-temporel immédiat.


Tout ceci a perduré jusqu’au XVIIIème siècle, bien qu’un questionnement initial sur le statut du 5ème postulat d’Euclide ait, très tôt, posé implicitement le problème de la pertinence du choix de cette « géométrie ».

Aux géométrieS

liste des géométries d'après wikipedia.jpg
Des évolutions importantes des mathématiques au cours des siècles, par exemple :
⁍ le développement de la physique après Newton à travers l’étude de phénomènes qui n’étaient plus directement accessibles à nos sens (électromagnétisme, astronomie lointaine et astrophysique, structure de la matière),
⁍ la découverte en arithmétique de structures similaires à celles des structures géométriques,
⁍ en géométrie la mise en évidence d’alternatives aux axiomes d’Euclide,
⁍ en analyse la nécessité d’appliquer des méthodes proches de la géométrie à des espaces très divers (espaces de fonctions par exemple) vont voir éclore d’autres géométries : voir ci-contre une liste des géométries issus de wikipedia (en).
Ce qui va avoir pour conséquence de faire apparaître la géométrie euclidienne comme un cas très particulier.
Plutôt que de nous cantonner à la géométrie euclidienne, c’est donc à la variété et à la richesse de la dynamique de création des géométries que nous allons nous intéresser.
Et nous allons aborder cela de différents points de vue.

Un point de vue historique

La perspective

La perspective apparaît au XVIème siècle en Italie : Piero della Francesca, Léonard de Vinci, Luca Paciola. C’est le premier exemple d’une géométrie (qui deviendra la géométrie projective) qui n’est pas basée sur les axiomes d’Euclide et qui va se développer au XVIIème siècle (Désargues, introduction des points à l’infini, projection conique) sans être explicitement reconnue comme une nouvelle géométrie.

Géométrie analytique

Création de la géométrie analytique au début du XVIIème siècle (Descartes, Fermat) qui permet de faire le lien entre la géométrie à l’algèbre

Prémices de la géométrie différentielle

Du XVIIème au XVIIIème siècle, le développement de l’analyse (calcul différentiel et intégral) permet de calculer certaines grandeurs géométriques : angles des tangentes aux courbes, surfaces, volumes et la mécanique newtonienne va donner lieu à des recherches sur la longeur des arcs et la courbure des surfaces (Clairaut, Euler)

Géométrie descriptive

Vers la fin du XVIIIème siècle, les problèmes posés dans le domaine des constructions et des machines vont amener Gaspard Monge à développer la géométrie descriptive, combinaison de la géométrie euclidienne, de la géométrie projective issue de la perspective et des projections orthogonales.

Les problèmes

Malgré ces développements, les grands problèmes des mathématiques grecques (quadrature du cercle, duplication du cube, trisection d’un angle, statut du cinquième postulat d’Euclide) ne sont pas résolus.

Un point de vue « phénoménologique »

Prégnance de la forme dans l’environnement humain

Les objets qui nous entourent

prégnance des formes.jpg
cercle et droite dans Euclide ; les objets du réel, la forme du mouvement

Formes abstraites et théorisation du réel

polyèdres réguliers Platon Kepler.jpg
les solides platoniciens, Kepler

Kepler et les coniques

Kepler Ellipses Galaxies.jpg
classification des formes ; les coniques grecques et les trajectoires

représentations des formes

perspective Descartes Désargues.jpg
perspective ; coordonnées cartésiennes
en bas à droite : les travaux de Désargues permettront de relier perpective et coniques et préparera l’avènement de la géométrie projective et de la géométrie descriptive.

formes et mécanique

courbes et surfaces minimales.jpg
courbe brachistochrone, chaînette, surfaces minimales

formes et probabilités

planche de Galton et loi normale.jpg
le hasard qui prend forme : planchette de Galton, courbe normale

les formes naturelles

formes D'Arcy Thompson Turing.jpg
d’Arcy-Thomson, Turing, fractales

la forme de l’espace-temps

formes de l'espace-temps.jpg
dans quel monde vivons-nous ? « La relativité générale décrit l’interaction gravitationnelle comme un effet de la courbure de l’espace-temps ».
espace courbe relativiste
quelles est la forme (globale) de l’univers ? : topologie

la forme du réel

gravitation quantique à boucle structure de l'espace.jpg
mécanique quantique : quelle est la « texture » locale de l’univers : discret ou continu ?

la forme des données

la forme des données.png
Dans les traitements massifs de données (data mining) en jeu dans l’informatique actuelle, en particulier dans l’intelligence artificielle, les données sont collectées comme des tableaux de nombres qui peuvent souvent acquérir une forme grâce à une représentation graphique.

l’apprentissage profond et l’IA

ia réseau et forme de l'état du système.jpg
Cette année le prix Nobel de physique a été attribué à John Hopfield et Geoffray Everest Hinton pour leurs travaux consistant à utiliser l’analogie avec la physique pour l’amélioration des réseaux de neurones. Hopfield a mis en relation la formule donnant l’énergie circulant dans un système neuronal comme le cerveau, cette même énergie dans un réseau « auto-organisé » de spins et la mesure la mesure du « conflit » qu’il faut minimiser dans un réseau de neurones artificiels ayant peu de couches (perceptron, réseaux de Hopfield)
Hinton, quand à lui, va introduire les couches intermédiaires et utiliser l’analogie entre la thermodynamique pour introduire un effet de hasard analogue à la température dans les réseaux de neurones artificiles.
Dans les deux cas on peut se représenter l’état du système de manière géométrique à l’aide d’une surface.

Les langages de la géométrie

Le langage de la géométrie euclidienne

Euclide langage math.jpg
Figures et démonstrations « littérales »
Jusqu’au XVIIème siècle

Le langage de la géométrie analytique

Des figures au calcul algébrique
XVIIème - XVIIIème
géométrie analytique langage math.jpg

Le langage des espaces courbes

géométrie différentielle langage math.jpg
XIXème Gauss, Lobatchevski, Einstein, ...
géométrie, algèbre, analyse, ...

Le langage de la topologie

Poincaré analysis situs langage math.jpg
Poincaré - Analysis situs
Des figures aux « schémas »

Le langage de la géométrie algébrique

Des « schémas » aux « diagrammes »
catégories langage math.jpg

De la géométrie à l’algèbre puis à la géométrie

De la géométrie à l’algèbre

Descartes Méthode Géométrie.jpg
L’invention de la géométrie analytique par Descartes, dans La géométrie comme appendice du Discours de la méthode en 1637 marque un tournant dans les mathématiques en unifiant la géométrie euclidienne datant du VIème siècle avant J.-C. et l’algèbre apparue au IXème siècle.
Elle permet le traitement de problèmes géométriques par la résolution d’équations. Cependant, le langage algébrique utilisé éloigne la pensée mathématique de l’intuition géométrique. On peut noter, par exemple chez Pascal ou chez Newton (dans les Principes mathématiques de la philosophie naturelle en 1687), la subsistance de figures géométriques et de démonstrations de type euclidien.
On va voir que dans la suite de nombreux mathématiciens n’auront de cesse de rétablir un peu d’intuition mathématique dans les calculs algébriques, en particulier à l’aide d’extensions de la notion de nombre, comme nous en avons parlé l’an dernier.

Ré-introduction d’un peu de géométrie dans les calculs

On avait terminé l’an dernier sur l’étude des nombres complexes qui, introduits au départ au XVIème siècle, comme de nouveaux nombres destinés à résoudre les équations, se sont très vite avérés être des outils pour traiter des problèmes géométriques, en considérant ces nombres complexes comme des points du plan, puis comme des transformations géométriques dès la fin du XVIIIème siècle.

Un point de vue épistémologique

On peut, déjà à partir de la géométrie grecque, considérer plusieurs axes de réflexion sur l’activité géométrique :

  • en quoi les premiers résultats (Thalès, Pythagore, ...) diffèrent-ils des pratiques précédentes ? Nature des « objets » mathématiques dans la géométrie grecque
  • pourquoi a-t-il paru nécessaire d’axiomatiser (Euclide) ?
  • la relation entre forme et nombre : nécessité d’une théorie de la mesure (Eudoxe-Euclide) en relation avec une théorie des nombres
  • les symétries et l’invariance : les polyèdres réguliers (symétries et rotations), les coniques (invariance par projection centrale)
  • la description du monde physique par les mathématiques : les modèles de Ptolémée, la mesure de la Terre et de l’univers.

Conclusion

Grothendieck.jpg

... comme son nom même le suggère, un « point de vue » en lui-même reste parcellaire. Il nous révèle un des aspects d’un paysage ou d’un panorama, parmi une multiplicité d’autres également valables, également « réels ». C’est dans la mesure où se conjuguent les points de vue complémentaires d’une même réalité, où se multiplient nos « yeux », que le regard pénètre plus avant dans la connaissance des choses. Plus la réalité que nous désirons connaître est riche et complexe, et plus aussi il est important de disposer de plusieurs « yeux » pour l’appréhender dans toute son ampleur et dans toute sa finesse.
[Alexander Grothendieck - Récoltes et Semailles]

Ce sont ces grands axes (et quelques autres), que nous développerons pour aborder cette question : qu’est-ce que la géométrie ?, question qu’on verra être étroitement liée à cette autre question : qu’est-ce qu’un espace.
Ceci nous ramèra d’ailleurs à la phrase de Poincaré dont j’avais parlé l’an dernier au sujet de la notion de nombre « la mathématique est l’art de donner le même nom à des choses différentes » [Poincaré, La valeur de la science, 1908)

Espace(s) et géométrie(s)   20241213

JLM intro géométries.jpg
JLM : le retour !
Merci à Jean-Luc de reprendre cette année encore la tradition en continuant à illustrer le contenu de ce cours.

Introduction

Dans le cours précédent nous avons examiné divers exemples qui sont relatifs à ce qu’on pourrait appeler la géométrie. Nous avons vu que dans de nombreuses situations le géométrie classique, c’est à dire euclidienne n’était pas adaptée, ce qui nous amène à mettre le mot géométrie au pluriel.
Ceci ne constitue cependant pas une définition de ce qu’est une géométrie ou de ce que sont ces géométries.
On va examiner aujourd’hui tout ceci d’un autre point de vue en disant, dans un premier temps, qu’une géométrie c’est ce que s’intéresse à un espace.

géométries espaces
géométrie euclidienne plane le plan, espace à 2 dimensions
géométrie euclidienne dans l’espace l’espace à 3 dimensions
géométrie sphérique la sphère, espace à 2 dimensions
géométrie(s) non eucldienne(s) à 2 dimensions les surfaces (vérifiant certaines conditions)
géométrie diophantienne les solutions en nombres entiers des équations algébriques
géométrie non euclidienne d’Einstein / Minkowski espace-temps physique à 4 dimensions de la relativité

En examinant cette correspondance entre géométries et espaces dans un certain nombre de cas particuliers, on mettra en évidence la nécessité de construire des géométries adaptées à ces espaces qui apparaissent en mathématiques, en physique, en technologie.
Le point important, qui est une des motivations principales de ces géométries, est que ces espaces sont abstraits : ils ne repésentent pas des objets physiques mais des systèmes de propriétés d’objets géométriques ou physiques.

Préliminaire : repère et fibrés

Dans ce qui suit nous allons avoir besoin souvent d’un système de coordonnées, mais nous allons d’abord voir une interprétation moderne des sytèmes de coordonnées en terme de fibré.
La notion de coordonnées date de la Géometrie de Descartes, un des trois appendices - avec La Dioptrique et Les Météores - à son Discours de la Méthode publié en 1637.
Actuellement on présente la notion de coordonnées, par exemple dans le plan, comme un système de deux axes se coupant en un point O appelé origine et dans lequel on peut associer à chaque point un couple de nombres.
Mais ce n’est pas vraiment de cette manière que c’est présenté dans La Géométrie : pour repérer un point, Descartes imagine une droite, appelée, droite des abscisses, qu’on va couper par une autre droite (droite des ordonnées) qui passe par le point M. Cette façon de comprendre le repérage d’un point dans le plan va être reconsidérée au XXème siècle sous le concept de fibration qui va étendre énormément son champ d’application.
coordonnées cartésiennes et fibration
Nous y reviendrons dans les exemples qui vont suivre.

Espaces de configuration

En mathématiques et en mécanique classique, l’espace de configuration d’un système est l’ensemble de toutes les positions possibles de ce système, éventuellement soumis à des contraintes.

En mathématiques

Ensembles de points

L’espace de configuration d’un point sur une droite peut être identifié (en chosissant un repère) à l’ensemble \(\mathbb{R}\) des nombres réels.
L’espace de configuration du système formé par deux points situés sur une même droite est le plan \(\mathbb{R}^{2}\) lui-même (dans un repère donné).
Remarquons que si ces deux points sont indifférentiables (on ne m’intéresse alors qu’au fait qu’on a deux points sans nécessairement avoir besoin de les distinguer), alors l’espace de configuration peut être assimilé au demi-plan \(x\leq y\) : on « identifie » les deux demi-plans ayant pour frontière la droite d’équation \(y=x\).
espace de configuration d’un système de 2 points sur une droite
L’espace de configuration de l’ensemble formé par un point M situé sur une droite d et un point M’ situé sur une droite d’ est aussi \(\mathbb{R}^{2}\).
L’espace de configuration d’un point du plan (euclidien) est le plan \(\mathbb{R}^{2}\) lui-même (dans un repère donné).
L’espace de configuration de 2 points du cercle est un tore. Si on ne distingue pas ces deux points, c’est un ruban de Möbius.
espace de configuration du système formé par deux points sur un cercle (I)
espace de configuration de 2 points sur un cercle (II)

L’espace des triangles du plan
Du point de vue de la taille des triangles

On s’intéresse ici à une « classification » des triangles ne tenant compte que des longueurs des côtés des triangles du plan : deux triangles seront considérés comme identiques s’ils sont « isométriques », c’est à dire s’ils ont les mêmes côtés, indépendamment de leur position ou de leur orientation par exemple.
espace de configuration des triangles du plan (classification à isométrie près)

Du point de vue de la forme des triangles

Maintenant on s’intéresse à la classification des triangles du plan en ne s’intéressant qu’à leur « forme » (c’est à dire à similitude près) : deux triangles qui, de loin sont vus comme identiques sont considérés comme étant un même triangle.
Un triangle est alors défini par deux angles inférieurs à 180° dont la somme est inférieure à 180°.
espace de configuration des triangles du plan (à similitude près)

Autre version (complément, ou exercice ?)

Ian Stewart : why do all triangles form a triangle ? (2017)
On peut donc choisir comme représentant pour chaque classe de triangles un triangle de périmètre égal à 1.
Si on note x, y et z les 3 côtés d’un tel triangle, on a l’équation \(x+y+z=1\) qui est celle d’un plan (P) dans l’espace à 3 dimensions.
Dans ce plan, les points représentant une classe de triangles sont dans le triangle joignant les milieux des segments du triangle défini par \(x+y+z=1\), \(x\ge 0\), \(y\ge 0\), \(z \ge 0\)
Mais un triangle ABC est équivalent à ABC, ACB, BAC, BCA, CAB et CBA, ce qui donne 6 points dans ce triangle.
Pour « désambiguier » il faut considérer le domaine fondamental qui est un des 6 triangles déterminés par les 3 médianes.
Remarque 1 : les triangles rectangles sont dur la courbe intersection de l’un des cones \(x^2=y^2+z^2\) ou \(y^2=z^2+x^2\) ou \(z^2=y^2+x^2\) avec le domaine fondamental, ce qui donne un arc d’hyperbole.
Remarque 2 : tout ceci est un exemple très simple de la « théorie des modules » qui s’est développée au XXème siècle, en relationavec la théorie de l’ambiguité de Galois et de la classification des formes modulaires qui intervient (domaine fondamental dans le demi-plan de Poincaré) dans la démonstration du théorème de Fermat par Andrew Wiles.
espace des modules des triangles du plan

En mécanique classique

L’espace de configuration d’un point matériel sur une droite est \(\mathbb{R}\), dans un plan est \(\mathbb{R}^{2}\), dans l’espace \(\mathbb{R}^{3}\).
L’espace de configuration d’un système de deux points matériels se déplaçant sur la même droite est le plan \(\mathbb{R}^{2}\) privé de sa diagonale principale \(\Delta = \{(x, x) / x \in\mathbb{R} \}\) en supposant que les deux points ne peuvent pas occuper la même position.
L’espace de configuration d’un système de deux points matériels se déplaçant sur deux droites parallèles est le plan \(\mathbb{R}^{2}\).
L’espace de configuration d’un système de deux points matériels se déplaçant sur deux droites sécantes est le plan \(\mathbb{R}^{2}\) privé d’un point (qu’on peut prendre comme origine).
L’espace de configuration d’un système formé de 2 points matériels du plan est un espace euclidien de dimension 4 noté \(\mathbb{R}^{4}\) ; comme les deux particules ne peuvent pas être au même endroit, cet espace de configuration est une partie de \(\mathbb{R}^{4}\) : c’est \(\mathbb{R}^{4}-\{(x, y, x, y)/x,y \in \mathbb{R}\}\)
système bielle-manivelle

En robotique

Bras de robot pouvant tourner autour d’un point O ainsi que sur lui-même ; l’extrêmité mobile (« la main ») pointe sur les points d’une sphère de centre O et la rotation du bras autour de son axe peut être paramétrée par un angle entre 0 et 360° ; l’espace de configuration est le produit cartésien d’une sphère et d’un cercle ; difficile de se le représenter géométriquement : en chaque point de la sphère il faut imaginer un cercle, par exemple dans un plan tangent à cette sphère en ce point, mais ces cercles ne doivent pas se couper ! (notion de fibré tangent et de fibré en cercles au-dessus d’une sphère)

Espaces de phases

Espace des phases macroscopique en thermodynamique.jpg
● en mécanique classique l’espace des phases d’un système matériel est l’espace dans lequel on représente à la fois la position et la vitesse - ou le plus souvent le moment, c’est à dire le produit de la masse par la vitesse - du système : espace des phases d’une particule en chute libre
espace des phases d’une objet en chute libre
● en thermodynamique on peut par exemple décrire l’état d’un système par un point dont les coordonnées représentent la pression et la température.
● em mécanique quantique l’espace des phases est l’espace des états quantiques d’un système ; c’est un espace de Hilbert complexe de dimension infinie.